Carolyn Merchant, du féminisme à l’écologie

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Carolyn Merchant, philosophe, historienne des sciences et professeure d’université, est l’autrice d’un livre fondateur de la réflexion écoféministe en 1980 : La mort de la nature. Son analyse montre l’importance du genre dans l’Histoire de la science moderne et la transformation du rapport aux femmes et à la nature avec la révolution scientifique en Europe, à partir du XVIe siècle. Carolyn Merchant, née à Rochester, dans l’État de New York, en 1936, a étudié l’Histoire des sciences à l’université de Madison dans le Wisconsin. Elle enseigne l’Histoire des sciences à l’université de San Francisco puis à l’université de l’Oregon jusqu’en 1969.Dans la préface de la nouvelle édition de son livre majeur, Carolyn Merchant évoque l’été de 1975, où, en camping à Bryce Canyon, dans l’Utah, avec ses deux fils, elle médite sur « l’ironie des pierres vivantes que la science considère comme mortes », alors que pendant un long moment dans l’histoire de l’humanité, ces roches étaient considérées comme vivantes, « poussant et se reproduisant comme des animaux ». C’est là que le livre sur lequel elle travaillait depuis plusieurs années trouve son titre : The death of nature - La mort de la nature.L’écoféminisme ou la convergence des luttesDès 1959, Carolyn Merchant prend part au mouvement environnemental. Le livre de Rachel Carson Printemps silencieux, paru en 1962, qui dénonce la responsabilité du DDT dans la disparition des oiseaux et déclenche le mouvement environnemental aux États-Unis, est le premier pilier de sa réflexion.Alors qu’elle est déjà mère de famille, la jeune historienne, qui subit les difficultés d’allier carrière scientifique et responsabilités familiales, « dévore » le livre de Betty Friedman La femme mystifiée qui sort en 1963.Puis enseignante à l’université de Berkeley, en Californie, dès les années 1970, elle participe aux mouvements des droits civiques et prend conscience du rôle de la science dans la guerre américaine au Cambodge et au Vietnam.Le sous-titre de La mort de la nature est trouvé : les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique.À l’été 1973, Carolyn Merchant écrit les trois articles fondateurs de La mort de la nature et en 1974, dans son livre Le féminisme ou la mort, la Française Françoise d’Eaubonne invente le mot d’écoféminisme.La mécanique de la natureLa thèse de Carolyn Merchant repose sur son étude de l’Histoire des sciences, et plus spécifiquement la période de la Révolution scientifique du XVIe au XVIIIe siècle en Europe, qui constitue on moment charnière de notre rapport à la Terre et à la nature.Carolyn Merchant, travaille sur les métaphores, elle étudie le langage et les textes : dans la plupart des langues, la nature est de genre féminin, et de l’antiquité jusqu’à la Renaissance, on considère que la Terre est vivante : « Non seulement la nature était-elle perçue comme étant féminine, mais la terre elle aussi, était vue de façon universelle comme une mère nourricière, sensible, vivante et réactive aux actions humaines (…) », écrit-elle. Or, on ne peut pas faire n’importe quoi à sa mère, on la respecte.Mais les pionniers de la pensée scientifique moderne, Isaac Newton, Francis Bacon, René Descartes, ont remplacé cette vision organique de la nature par une vision mécaniste : si la nature est une machine, pourquoi ne pas l’utiliser suivant nos besoins, puisqu’on peut en « remplacer les pièces ».Le poids des métaphoresCarolyn Merchant travaille sur les métaphores. La nature est comparée aux femmes, les femmes à la nature « … et ces métaphores qui lient les femmes à la nature disent aussi comment on doit se comporter avec elles », explique la philosophe Catherine Larrère. Or, passer de la conception de mère Nature à celle de nature-machine, « … à travers les métaphores qui comparent constamment les femmes à la nature – comme “pénétrer les secrets de la nature”, “terres vierges” -, ça implique d’autres rapports avec les femmes aussi », ajoute-t-elle.Carolyn Merchant démontre que cette nouvelle vision de l’homme qui domine la nature va également s’appliquer aux femmes, et qu’elle aboutira aux procès de sorcières qui tueront des dizaines de milliers de femmes en Europe à partir du XVIème siècle.À l’inverse, sous couvert de science, la nature sera elle aussi malmenée : « pour lui arracher la vérité, on peut violer la nature comme on violente une femme (…) c’est une façon de tuer ce que nous trouvons de vivant dans la nature », complète Catherine Larrère. Capitalisme contre NatureDès les années 1960, ce sont les femmes qui s’impliquent majoritairement dans les luttes environnementales : « Les questions de la santé de la reproduction, de la santé des enfants (…) du sort des générations futures, et des conséquences technologiques ont conduit les femmes à prendre une part active dans la lutte contre les centrales nucléaires (…) contre les pesticides et les herbicides et à se joindre au mouvement en faveur d’une technologie appropriée », écrit la Pr Merchant dans Earthcare : Women and the Environment, en 1996.Carolyn Merchant poursuit son analyse en démontrant que si le patriarcat mène à l’asservissement des femmes, le capitalisme est responsable, par le pouvoir de l’économie et de la technologie, de l’asservissement de la nature et des désastres écologiques. En traitant la nature par pièces détachées, le capitalisme technologique a négligé la complexité et les interconnexions. Or cette négligence aboutit aujourd’hui au réchauffement climatique et à l’extinction de la biodiversité.Une nature récalcitranteDans son livre Autonomous Nature – Une nature autonome – paru en 2016, Carolyn Merchant constate qu’en face de la nature que l’on maîtrise, il y a une nature « récalcitrante ». Cette nature récalcitrante, qui nous échappe, ce sont les événements extrêmes : inondations, pluies torrentielles ou incendies. Or si ces phénomènes incontrôlables ont toujours existé, ils sont aujourd’hui de plus en plus fréquents, intenses et sont le résultat des actions humaines.À travers ses recherches historiques, Carolyn Merchant retisse les relations de l’humain avec la nature depuis l’antiquité et met en scène l’opposition entre une nature créée par l’homme, contrôlée, et une nature une nature active, non contrôlée.L’historienne montre que depuis le XVIIIe siècle, si la science a ajouté de la complexité à la description de la nature, elle n’arrive jamais à en avoir une vision exhaustive, car connaître les éléments d’un système ne permet pas de prévoir l’intégralité du système. En conséquence, les phénomènes complexes, chaotiques, sont restés imprévisibles.Un partenariat éthiqueConstatant que nous sommes face à un échec, face à une nature devenue incontrôlable, Carolyn Merchant appelle aujourd’hui à transformer notre relation avec elle.Elle ne défend pas la mise à l’isolement d’une nature sans humain, dans des parcs clos, mais, dans l’esprit d’Aldo Leopold (écologiste précurseur du début du XXe siècle), elle propose de reconstruire une relation à double sens : il faudrait créer un nouveau partenariat entre la nature et l’humain, un partenariat fondé sur l’éthique, le respect et l’égalité, qui serait utile aux deux parties indéfectiblement liées « … car la meilleure solution, pour les communautés humaines et non humaines, c’est d’arriver à vivre ensemble, en interdépendance », expliquait-elle en 2016 lors d’une conférence à l’université de Berkeley.Le travail de Carolyn Merchant, professeure d’histoire environnementale, d’éthique et de philosophie à l’université de Californie à Berkeley depuis 1979, autrice de plus de 16 livres et 360 conférences dans les universités du monde entier, est aujourd’hui une référence en écologie sociale. Carolyn Merchant a réuni l’histoire des sciences, l’histoire sociale de la nature et l’histoire des femmes, et c’est ainsi qu’est né l’écoféminisme. En savoir plus :La mort de la nature, Carolyn Merchant, 1980, éditions Wildproject, 2021 : https://wildproject.org/livres/la-mort-de-la-natureEarthcare : Women and the Environment, Carolyn Merchant, 1996, éditions Routledge (non traduit en français)Autonomous Nature, Carolyn Merchant, 2016, éditions Routledge (non traduit en français)Bibliographie complète de Carolyn Merchant : http://www.bikingbooks.com/html/merchant.htmlPr Carolyn Merchant, Université de Berkeley : https://ourenvironment.berkeley.edu/people/carolyn-merchantPr Carolyn Merchant, conférence à l’université de Berkeley en 2016 : https://www.youtube.com/watch?v=HSZuyPA5-1YArticles de Catherine Larrère sur l’écoféminisme : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-2-page-103.htm, https://journals.openedition.org/traces/5454Le féminisme ou la mort, Françoise d’Eaubonne, 1974, éditions Le Passager Clandestin, 2018Le Sexocide des sorcières, Françoise d’ Eaubonne, 1999, éditions l’Esprit frappeurLa femme mystifiée, Betty Friedman, 1963, éditions Denoël, 1978Mes remerciements pour leur aide sur l’ensemble de la série à :Lionel Astruc, écrivainConstant-Serge Bounda, de l’UNEPElsa Devienne, de l’université de NorthumbriaBaptiste Lanaspèze, des éditions WildprojectSophie Patey, des éditions Actes SudAurélie Uterzi, du Musée du VivantWanjira Maathai, du World Resources InstituteLe service Archives du Yosemite National ParkLa fondation Aldo LeopoldLe service Internet de RFIEt à tous les intervenants pour leur importante contribution.Merci à Caroline Carl, Hugo Casalinho, Pierre Chaffanjon, Sylvie Koffi, Camille Marigaux, Alice Rouja et Nathanaël Vittrant, d’avoir prêté leurs voix.

Carolyn Merchant, du féminisme à l’écologie

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Des écologistes remarquables, portraits
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